80. L’« ÉDUQUÉ »
Mata Hari et moi nous faufilons dans les quartiers sud.
Pas de centaure en vue.
Nous arrivons devant le palais d’Atlas. Nous y pénétrons subrepticement par la porte d’entrée laissée entrebâillée.
Atlas et sa monumentale compagne dorment à poings fermés dans leur chambre. Ils ronflent bruyamment à la manière de deux ogres.
Mata Hari et moi nous faufilons vers la cave. La porte est fermée mais il suffit d’actionner la poignée pour l’ouvrir. Nous descendons les petites marches. J’éclaire avec des flashes intermittents de mon ankh l’escalier jusqu’au sous-sol.
Tous ces mondes alignés me donnent le sentiment de voir une galaxie au grand complet. Mata Hari, qui découvre l’endroit pour la première fois, est très impressionnée. Elle comprend mieux pourquoi je tenais tant à y revenir.
Nous avançons en illuminant les bâches pour déchiffrer les numéros des planètes. Mata s’aperçoit que même si elles ne sont pas rangées dans l’ordre exact, les bâches sont numérotées bien au-delà du chiffre 18. Elle repère des planètes avec des numéros à trois chiffres. Je ne peux m’empêcher de penser qu’ils en ont rajouté.
Comme la dernière fois, la curiosité est si forte que je soulève quelques bâches. Je découvre des mondes que j’avais déjà visités. Les mondes aquatiques. Les mondes désertiques. Les mondes gazeux. Mais aussi des mondes avec des humanités de type préhistorique, d’autres plus évoluées que celles de Terre 1. Je retrouve le monde avec les dômes de verre qui forment comme des verrues transparentes protégeant les populations des radiations et de la pollution. Des mondes avec des robots. Des mondes avec des clones. Des mondes uniquement féminins. Des mondes uniquement masculins.
— C’est extraordinaire, murmure Mata Hari qui vient de découvrir un monde où une espèce de dinosaures intelligents a bâti des villes, roule en voiture et vole en avion, tout étant adapté à leur taille.
Je lui montre un monde dont les habitants ne sont pas vertébrés. Ne pouvant se tenir debout, ils se traînent en laissant de la bave. Cela ne les empêche pas de porter sur le dos des tourelles de mitraillettes avec lesquelles ils se livrent des guerres.
— Un monde de limaces intelligentes.
Nous soulevons les bâches des mondes dont les numéros dépassent la centaine.
À nouveau la fascination pour ces mondes bonsaïs nous reprend. Nous qui avons géré des humanités ne pouvons nous empêcher de réfléchir chaque fois sur l’intention des dieux jardiniers qui se sont occupés de ces mondes exotiques.
— Regarde celui-ci, il est mignon, non ? fait Mata Hari.
Je découvre un monde de végétaux conscients, où les fleurs ont là encore créé leurs maisons, leurs villes, leurs armées, leurs engins volants. Comme si la vie sociale entraînait forcément la création de territoires, et la création de territoires : la guerre.
Nous découvrons aussi des mondes pacifiques. Des mondes immobiles. Mata Hari me désigne un monde bleu uniquement peuplé d’esprits et qui n’est pourtant ni un Paradis ni un Empire des anges.
Soudain quelque chose claque et une douleur fulgurante traverse mon mollet. Je retiens avec difficulté un cri de douleur. Mata Hari éclaire le sol avec son ankh Mon pied est pris entre deux grosses mâchoires d’acier mécaniques dentées.
Un piège à loups.
La morsure est douloureuse. Être incarné ne présente pas que des avantages. Je comprends maintenant pourquoi l’accès à la cave d’Atlas était aussi aisé. Comme les chasseurs, il sait que le gibier finit par revenir aux mêmes endroits.
Nous tirons sur les mâchoires du piège, mais le ressort est très puissant.
— Il faut trouver quelque chose qui fasse levier, chuchote-t-elle.
Elle cherche sans rien trouver d’autre que les sphères des mondes lisses.
Nous nous mettons au travail et, après plusieurs minutes d’étincelles au niveau de la zone la plus mince du ressort, nous arrivons à relâcher l’étau. J’ai l’idée d’utiliser nos ankhs en guise de chalumeaux. Je masse ma cheville ensanglantée et avance en boitant…
— Ça va aller ?
— C’est supportable, dis-je en avalant ma salive.
Je déchire un pan de ma toge pour m’en faire une sorte de garrot que je serre pour ne plus sentir ma cheville endolorie.
Il faut faire vite.
Je cherche Terre 18 mais ne la trouve pas. En revanche je repère un autre piège à élèves. Plus on avance vers le fond de la cave, plus ils sont nombreux.
Nous soulevons toutes les bâches et perdons beaucoup de temps. Finalement, Mata Hari découvre la sphère de Terre 18, là où il y a le plus de pièges.
Après les avoir contournés, nous soulevons le tissu protecteur et nous penchons sur notre planète. Comme on nous l’avait indiqué, durant notre journée de relâche peu de choses ont changé. Le temps s’est ralenti sur Terre 18.
Je constate que l’Empire des hommes-aigles s’est raffermi, alors qu’à sa tête les empereurs s’entre-tuent en famille pour s’asseoir sur le trône tant convoité. Le peuple des hommes-loups de Mata Hari continue d’envoyer des drakkars piller les peuples placés plus au sud, y compris les avant-postes des hommes-aigles. Ils ont mis au point un système de raids-commandos qui surprend les aigles habitués aux grandes batailles rangées dans les plaines. Les hommes-iguanes de Marie Curie vivent en symbiose tranquille avec les miens, mais ce n’est pas là que peut naître une grande évolution de l’histoire. Les hommes-iguanes me semblent trop statiques dans leur religion astrologique. Comme ils croient connaître le futur par l’observation des étoiles, ils ne font aucun effort pour le modifier ou créer des surprises. Ils sont résignés, comme s’ils étaient sur les rails d’un destin immuable.
Sur le territoire ancestral des hommes-dauphins, la situation n’a fait qu’empirer. Ils se révoltent sans cesse, et la répression des hommes-aigles se fait de plus en plus sanglante. Les soldats de mon ami Raoul ne font pas dans la demi-mesure. À l’entrée des villes, on voit des dizaines de corps suppliciés livrés aux corbeaux et aux mouches pour l’exemple.
À la tête du royaume des dauphins, les hommes-aigles ont installé un roi fantoche, qui n’est même pas homme-dauphin mais issu d’un peuple de pillards voisin. Ce dernier se comporte en despote, détournant les impôts pour se construire des palais, vivant dans le luxe et la débauche. Mes hommes-dauphins organisent des révoltes qui finissent parfois par des victoires temporaires, souvent par des massacres. Les voilà esclaves sur leur propre terre. Pourtant ils ne se résignent pas et, après chaque révolte, une répression plus dure les décime. Si cela continue, mon peuple entier disparaîtra de sa terre ancestrale. Il était temps que j’arrive pour installer mon « gadget ».
Je repère un nouveau-né dauphin dans une famille banale pour ne pas attirer l’attention. Au début je comptais prendre un prince de sang royal, ou un fils de général, mais après réflexion un simple fils d’épicier fera l’affaire.
Je décide de l’appeler « L’Éduqué ». Car j’ai l’intention de lui apprendre ce que tout humain devrait à mon avis savoir. Je vais lui donner une éducation complète.
Je règle mon ankh et passe à l’action. Tout d’abord je cherche à l’arrière du socle le réglage du temps, car j’ai bien vu que Chronos, malgré ses grands airs de sorcier, tournait une molette. Je trouve le bouton et en effet je vois le temps s’accélérer. Je peux donc agir sur une personne et constater tout de suite les effets à travers les décennies. Je pousse les parents de mon Éduqué à le faire voyager très jeune. Il se rend au pays des hommes-termites et là il étudie la philosophie telle que l’ont développée mes petites communautés minoritaires dans ce territoire. C’est la première couche d’éducation. Je m’aperçois d’ailleurs avec étonnement que les petites communautés d’hommes-dauphins n’étant pas persécutées par les hommes-termites se sont parfaitement intégrées à cette société au point de s’être complètement assimilées, voire converties. Je ne peux m’empêcher de penser : « Faut-il que mes hommes-dauphins aient des problèmes pour se souvenir de leur différence ? »
Je chasse cette pensée perverse, puis continue de forger ma petite âme en lui apprenant les valeurs des prêtres termites : le renoncement, le lâcher-prise, la compassion, l’empathie, la conscience cosmique. Toutes ces notions étaient déjà dans l’enseignement fourmi puis dauphin, mais celui-ci, sous la pression des envahisseurs et des mouvements de résistance, a été un peu oublié. C’est la deuxième couche d’éducation.
Grâce à une rencontre avec un vieux sage, mon Eduqué apprend à maîtriser son souffle.
Grâce à la rencontre avec une magicienne, mon Eduqué apprend à maîtriser son sommeil.
Grâce à la rencontre avec un soldat, mon Éduqué apprend à maîtriser sa colère.
Et il voyage.
Grâce à la rencontre avec une caravane d’explorateurs, mon Éduqué est initié aux mathématiques.
Par chance, mon Éduqué présente des prédispositions naturelles. Il est assoiffé de connaissances. Plus il sait, plus il a envie de savoir et plus il devient ouvert.
À ce qui correspond à l’âge de 27 ans, je lui fais rencontrer une femme douce qui tombe follement amoureuse de lui.
À ce qui correspond à l’âge de 29 ans, elle le quitte parce que son amour est trop fort. Il est seul et veut comprendre ce qui s’est passé. Alors il rencontre une femme dure, une Aphrodite qui le rend fou amoureux.
Il est prêt à mourir pour elle. Mais, grâce à mon intervention, elle le quitte avant qu’il ne succombe complètement. Dire qu’on peut tout perdre sur une épreuve comme celle-ci…
C’est la troisième couche d’éducation, peut-être la plus délicate, l’éducation par les femmes.
Maintenant, mon Éduqué sait ce qu’est l’amour reçu et l’amour donné, il apprend donc à s’aimer lui-même puis à aimer l’humanité dans son ensemble, selon le principe des quatre amours de l’Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.
Quand je le fais revenir parmi les hommes-dauphins, je le mets en contact avec un groupe religieux secret, les Delphiniens, pour qu’il reçoive la quatrième couche d’éducation.
Les Delphiniens, au nombre d’à peine quelques centaines, vivent dans un village haut perché, en plein milieu du désert, sur un pic rocheux. Loin du monde, loin des soldats aigles, ils ont préservé le savoir ésotérique des origines, la connaissance de la culture archaïque dauphin, mais aussi de toutes celles, sous-jacentes, qui l’ont enrichie : la culture des hommes-baleines, la culture des hommes-fourmis. L’Éduqué apprend à décrypter les rêves, une connaissance qui a permis bien souvent aux hommes-dauphins d’être tolérés dans les cours des tyrans. Pendant trois ans, il se perfectionne dans l’art du rêve éveillé, du rêve collectif, du rêve commenté et analysé.
Puis il apprend à soigner grâce à l’enseignement d’un médecin homme-baleine. Son professeur lui montre comment soigner par les plantes et comment guérir en rééquilibrant les méridiens d’énergies qui affleurent sous la peau des humains. Il lui fait prendre conscience de l’énergie humaine, de l’aura et de la capacité d’émettre de la chaleur par les paumes.
Enfin, mon Éduqué reçoit là-bas, à 35 ans, l’initiation antique des hommes-dauphins. L’initiation par l’eau. Elle consiste à plonger dans une piscine très profonde jusqu’à en toucher le fond.
— Qu’est-ce que tu en penses, Mata Hari ?
— Elle me souffle à l’oreille une amélioration et je la mets en place.
Mon Eduqué doit toujours nager en apnée jusqu’au fond du bassin, les yeux ouverts dans l’eau. Là, à huit mètres de profondeur, il doit déceler un tunnel aquatique, puis nager dans ce goulet étroit, sur une distance de vingt mètres. Il voit une clarté au fond du tunnel (l’idée est de rappeler l’expérience de la mort) puis il remonte dans une seconde piscine parallèle. Un dauphin l’y attend pour l’aider à remonter plus vite.
Mon « héros » arrive en surface, reprend de l’air et peut entrer ainsi en dialogue avec l’animal.
L’initiation delphinesque imaginée par Mata Hari consiste à développer sa télépathie pour pouvoir comprendre le cétacé.
Il peine un peu au début.
J’utilise, pour ma part, le dauphin comme médium pour converser avec mon petit protégé.
— Bienvenu, Éduqué, j’ai une mission pour toi.
— À qui est-ce que je parle ?
— À un dauphin habité par l’esprit du Grand Dauphin.
— Mon Dieu ?
— Ton Dieu.
— Dans ce cas, je crains de ne pas être à la hauteur de ma mission, dit l’Éduqué.
— Si je t’ai choisi, si je t’ai fait voyager, si je t’ai éduqué, c’est précisément parce que tu es le plus apte à réaliser cette mission.
À ce moment-là une idée me traverse l’esprit…
— Tu es « Celui qu’on attend ».
Depuis le temps qu’on me sert cette phrase, autant que je m’en serve à mon tour.
— Que dois-je faire ? demande le mortel.
— Restaurer la force A, la force d’Association, la force d’Amour, dans un monde où ne règne que la loi de la force D, la force de Domination, la force de Destruction. Pour cela il va te falloir restaurer les valeurs delphinesques qui ont toujours protégé le A, et tu vas devoir convaincre les N, les Neutres, qui sont des suiveurs et n’ont aucune autre caractéristique que d’écouter le dernier qui a parlé.
Mata Hari m’encourage de l’épaule à poursuivre ce discours.
— Comment puis-je restaurer la force A ?
Bonne question. Je consulte Mata Hari.
— Il n’a qu’à organiser une révolte, me dit-elle.
— Mais il se fera massacrer comme tous ceux qui l’ont fait avant lui en terre des dauphins.
— Il n’a qu’à écrire un livre de prophéties, suggère-t-elle.
— Trop tôt. Nostradamus n’est apparu que vers l’an 1600.
— Oui, mais saint Jean est intervenu bien avant, et son Apocalypse a marqué les esprits.
— Je ne le sens pas.
Mon Éduqué attend, face au dauphin, ne comprenant pas pourquoi il ne lui parle plus.
— Il n’a qu’à inventer l’électricité, dis-je, à bout d’arguments, une sorte de super-Archimède.
— Rappelle-toi notre slogan.
— « L’amour pour épée, l’humour pour bouclier » ?
Je ne vois pas où elle veut en venir. L’amour ? C’est une notion un peu abstraite à diffuser. L’humour ? Depuis le temps qu’ils se font persécuter, mes hommes-dauphins en ont déjà pas mal développé pour relativiser. Non, en tant que divinité, je suis à court d’idées en ce qui concerne la mission de mon Éduqué.
Et là-bas, sur Terre 18, je sens bien qu’il s’impatiente, même si le dauphin a de lui-même compris que pour donner le change il pourrait se livrer à quelques pirouettes dans le grand bassin.
— Écoute, dis-je, le mieux me semble encore qu’il organise une révolte militaire, mais cette fois, avec mon soutien, il gagnera les batailles. Je foudroierai les légions des hommes-aigles.
— Ça marchera un temps, mais ton Éduqué ne pourra pas vaincre tout seul l’Empire des aigles.
Ma jambe me fait mal, et je sais que je n’ai plus beaucoup de temps. Atlas peut arriver d’une seconde à l’autre. Ce serait vraiment dommage d’abandonner mon prototype de sauveur dans un monde aussi périlleux.
C’est alors que je me rappelle avoir déjà organisé sa mission. Par son éducation, et par le soutien des Delphiniens. Il faut lui faire confiance, il trouvera seul son mode d’action. Mata Hari approuve.
Le dauphin revient vers l’Éduqué et émet :
— Cherche et tu trouveras.
Bon, ce n’est pas du grand travail divin, mais je compte sur lui pour improviser.
Le dauphin replonge et l’Éduqué s’accroche à sa nageoire pour retourner dans le premier bassin où tous les autres Delphiniens l’attendent. L’Éduqué demande comment ils ont fait pour amener ce gros poisson aussi loin de la mer, et les prêtres delphiniens lui racontent leur vie clandestine. Ils détiennent encore des livres racontant la vie sur l’île de la Tranquillité, et ils possèdent aussi des machines issues de la science de leurs ancêtres. Enfin il reçoit sa cinquième couche d’éducation. Après l’enseignement de la culture baleine, l’enseignement du savoir dauphin, arrive la dernière leçon. Celle de la civilisation antique des fourmis.
Pour cela, accompagné d’un homme qui se déclare issu en ligne directe des hommes-fourmis, l’Éduqué descend un escalier qui rejoint une salle où se trouve une pyramide de deux mètres de haut : une fourmilière. Il reste deux mois à les observer, n’interrompant sa contemplation que par des instants de sommeil et de prise de nourriture.
De l’observation de ces insectes il déduit une nouvelle forme de vie en groupe basée sur l’échange et la solidarité. Car les fourmis sont nanties de deux estomacs, un normal pour digérer et un jabot social pour stocker de la nourriture mâchée en vue de nourrir les autres. Cet organe de générosité et de lien est le secret de leur union. Chacun est préoccupé de la réussite de tous. Chacun est concerné par les autres.
L’Éduqué en déduit comment créer une société où tous auraient de quoi subvenir aux besoins vitaux, et où chacun aurait sa chance et pourrait se livrer à sa passion personnelle dans l’intérêt de tous. Car il voit bien que chez les fourmis, il n’y a pas de pauvres, pas d’exclus, pas même de hiérarchie. La reine ne fait que pondre. Il constate que la société fourmi n’est même pas obsédée par le travail. Elle est répartie en trois groupes.
Premier groupe : les Inutiles. Ce sont les bouches à nourrir tolérées sans reproche par les autres. Ils dorment, se reposent, se promènent, regardent les autres travailler.
Deuxième groupe : les Maladroits. Ceux-là agissent mais de manière inefficace. Ils creusent des tunnels qui font s’effondrer des couloirs, ils entassent des branchettes qui bloquent des issues.
Troisième groupe : les Actifs. Un tiers de la population qui répare les erreurs du deuxième groupe et bâtit réellement la société.
L’Éduqué voit, comprend, digère, réfléchit. Il veut répandre ses connaissances et ses découvertes.
Puis, au terme de ses initiations successives, mon Eduqué, aidé de quelques prêtres delphiniens, commence à communiquer à l’extérieur.
Il quitte le piton rocheux, se rend dans la capitale des hommes-dauphins et prononce son premier discours public sur la place du Marché.
Je ne suis pas venu pour inventer quoi que ce soit de nouveau. Je ne suis surtout pas venu pour inventer une nouvelle religion, je suis un homme-dauphin et je resterai un homme-dauphin attaché aux valeurs ancestrales. Je suis venu pour rappeler nos lois et nos règles à ceux qui les ont oubliées à cause des différentes invasions militaires et des concessions à nos persécuteurs. Jadis, avant que notre pays soit envahi par les hommes-rats, scarabées, lions ou aigles, nous étions riches d’une connaissance qui a été oubliée. C’est la connaissance de nos mères. Et des mères de nos mères. C’est la connaissance de nos pères, et des pères de nos pères. C’est la connaissance du Berger. Je suis venu la rappeler.
L’Éduqué invente une initiation rapide qui consiste à se tremper la tête dans l’eau, pour symboliser le moment de fusion avec l’animal dauphin. Puis les Delphiniens et les nouveaux adeptes qui se reconnaissent dans leur cause gravent partout sur les murs des dessins, de dauphins pour les plus doués, et de poissons pour les malhabiles à représenter le rostre des cétacés.
Les officiers de l’armée des aigles commencent à s’inquiéter. Alors que jusque-là ils savaient parfaitement gérer les révoltes armées, celle-ci, non violente, et d’un nouveau genre, les surprend. Que peut-on reprocher à l’Éduqué ? Il n’a même pas d’épée.
Comme un feu de forêt, la philosophie delphinesque de l’Éduqué se répand. Ses discours sont appris, repris, commentés. Les gens montrent soudain une curiosité accrue pour les vraies valeurs dauphins ancestrales non modifiées par l’occupation des aigles. Même les prêtres désignés par les aigles s’inquiètent de cette concurrence.
L’Éduqué dit :
— Si on gratte la surface de tout homme, on découvre une couche de peur. Cette peur fait qu’il peut frapper de peur d’être frappé, il peut agresser de peur d’être agressé. Et cette peur est la cause de toute la violence du monde. Mais si l’homme arrive à calmer cette peur, il peut creuser et trouver dessous une couche plus profonde, une couche de pur amour.
Mata Hari a raison, il suffit de lui faire confiance, il déduit de lui-même sa mission et ses moyens.
Aidé d’un groupe d’adeptes qui sert de relais à ses messages, sa parole connaît une diffusion par vagues successives. Voilà ma petite « bombe d’amour à retardement » lancée.
Je propose à Mata Hari de rentrer.
— Ça ira ta blessure ?
— Je n’y pensais même plus, menté-je.
Nous nous embrassons.
Nous replaçons la bâche. Puis, silencieusement, nous ressortons et nous nous éclipsons, non sans avoir pris la peine de fermer silencieusement la porte derrière nous.
— Cela te dirait de diffuser ta « force A » sur moi ? dit ma compagne, mutine.
Et elle me serre fort dans ses petits bras musclés. Je me sens rasséréné. Même ma cheville s’est calmée. Je crois que les mâchoires d’acier ont plus entaillé la peau que le muscle.
Demain sera le deuxième jour de repos.
Nous rentrons, et je me blottis contre Mata Hari, en ayant le sentiment d’avoir accompli mon devoir de dieu.